L'amant


Œuvre-phare de la bibliographie de Marguerite Duras, l'Amant a été écrit en 1984. Il s'agit d'un livre largement autobiographique reprenant la trame de son enfance en Indochine. Il a été retravaillé 7 ans plus tard sous le nom de L'amant de la Chine du Nord, un autre livre lui ressemblant beaucoup. Il est à noter qu'un livre reprenant la même trame avait déjà été écrit (Un barrage contre le Pacifique)

Couverture du livre l'Amant

Résumé

La narratrice, c'est l'auteur lorsqu'elle avait 15 ans et demi. Elle raconte un épisode de sa propre vie. L'action se situe en Indochine où elle vit avec sa mère, veuve, et ses deux frères, tous deux plus âgés qu'elle. Inscrit de force dans un lycée pour étudier les mathématiques, peut-être dans le but secret de prendre la relève de sa mère enseignante dans cette matière, elle ne rêve que de devenir écrivain. Elle est pensionnaire, et à ce titre plutôt laissée seule. Un jour durant lequel elle traverse le fleuve séparant son lycée et sa pension, elle rencontre un banquier chinois, jeune et riche. Ils tombent éperdument amoureux et commencent une relation faite d'amour et d'argent, difficilement qualifiable de relation saine et stable.

Elle va durer un an et demi durant lequel ce chinois va régulièrement rencontrer Marguerite, l'amener parfois à sa pension, souvent dans sa garçonnière où elle va découvrir l'amour physique. Durant cette période Marguerite doit faire face à la honte, à la peur, à la jalousie et doit parvenir à trouver sa place au sein d'une famille où il est difficile de s'imposer. En effet, sa mère est terriblement distante, son frère aîné Pierre est violent, il attire toute l'attention et l'amour de sa mère, et son second frère, Paul, fragile, doux, est totalement délaissé par le reste de sa famille, à l'exception de Marguerite qui lui voue une adoration jusqu'à sa mort brutale et prématurée.

Ce livre raconte à la fois une période de l'enfance de Marguerite Duras et comment elle est parvenue à sortir du contexte familial, d'un carcan scolaire, où elle n'était vue que comme une européenne au milieu de la communauté asiatique.


Le contexte

Marguerite Duras, de son vrai nom Marguerite Germaine Marie Donnadieu, est une écrivain, metteur en scène, scénariste, dialoguiste et réalisatrice. Elle est née le 4 avril 1914 à Saigon, en Indochine, suite au déplacement qu'ont fait ses parents pour travailler de façon volontaire dans les colonies. Son père, directeur d’école et sa mère institutrice, ont eu trois enfants. Pierre, Paul et Marguerite. En 1921 son père meurt, obligeant la famille à rentrer en France métropolitaine où ils vont vivre deux ans et demi à Pardaillan, dans le Lot-et-Garonne. Cette mort est un évènement important pour la future écrivain, qu'elle subit violemment. On imagine que son nom de plume vient de là.

En 1924 la famille retourne en Indochine. Suite à un investissement hasardeux dans un barrage concédé, sa mère devra reprendre l’enseignement. Il faut noter que cet épisode marquera également Marguerite qui écrira en 1950 son premier roman, "Un barrage contre le Pacifique", pour raconter cet épisode de sa vie. A partir de cette année, Marguerite Duras ne s'arrêtera plus de publier des romans à intervalles réguliers. Elle écrit "L'amant" en 1984 et recevra la consécration mondiale grace à l'obtention du prix Goncourt. Deux ans plus tard, elle reçoit le prix Ritz-Paris-Hemingway récompensant le meilleur roman publié en anglais. Elle abordera l'histoire de son enfance en Indochine sous un autre angle en 1991 dans un livre nommé "L’Amant de la Chine du nord".


Commentaires et analyse

Le message de l'auteur

Pour Marguerite Duras, tout ce qu'elle a vécu après les évènements racontés dans ce livre "ne servent à rien". Ceci donne l'importance qu'elle accorde à ce récit, importance multipliée par le fait qu'elle a rédigé un autre livre sur le même thème quelques années plus tard. Si le livre raconte sa première expérience sexuelle avec un riche Chinois, il ne faut pas considérer qu'il se limite à cette seule expérience initiatique. C’est un livre traitant surtout des relations entretenues entre tous les membres de sa famille, cela dans l'environnement propre à l'Indochine des années 20. La transgression sociale est probablement le message principal passé derrière le premier niveau de lecture que l'on peut faire de ce livre.

Pour la petite histoire, ce livre s'est vendu à un million et demi d’exemplaires et il a été traduit dans quarante-trois langues.


Liens entre l'Amant et un barrage contre le Pacifique

L'Amant est donc une refonte partielle d'un roman précédent, Un barrage contre le Pacifique. L’action de l'amant fait référence à des barrages donnés en concession, épisode central du premier roman. L'héroïne s'appelait initialement Suzanne et était plus âgée, sa mère était institutrice, et elle a dans l'Amant deux frères qui n'apparaissaient pas auparavant. Quand au Chinois de l'Amant, il pourrait correspondre à M. Jo, bien que ce personnage ne soit pas chinois. De plus, l'ordre chronologique des évènements n'est plus le même et il est assez difficile de trouver des lieux ou actes communs.

Le point de vue de l'auteur est également différent. Dans Un barrage contre le Pacifique, l'auteur a de la distance avec ses personnages, pas dans l'Amant, où Marguerite Duras fait état de ses souvenirs.


Liens entre la narratrice et sa mère

Si le duo formé par la maîtresse et l'amant est bien au centre de l'histoire, celui formé par la mère et sa fille a la même importance. Il est à double face. D'un côté, la mère est d'une grande protection envers ses enfants, elle les choie comme une mère aimante doit le faire, elle parle abondamment de ses enfants avec une grande fierté. Mais elle leur transmet à son insu une vénalité poussée à son paroxysme qui va encourager les enfants à rechercher de l'argent par tous les moyens. C'est la mère elle-même qui va pousser sa fille vers la semi-prostitution, allant jusqu'à lui offrir des attributs provoquants : une robe quasiment transparente, des chaussures à talons hauts, un chapeau masculin. L'appât du gain est plus fort que la protection qu'une mère doit à sa fille, préférant la voir dans les bras d'un homme riche, quitte à déroger à la bienséance de l'époque qui ne voulait pas d'union entre les membres de peuples différents. Ce jeu de dupe, la fille l'a parfaitement compris et assimilé, mais jamais elle ne s'en ouvrira à qui que se soit, préférant rester dans une sorte de non-dit. Le rapport exprimé dans la dualité protection-prostitution est une vrai tragédie pour les rapports humains qui en pâtiront fort longtemps après cet épisode de la vie de l'auteur.

Par ailleurs on peut trouver dans cette relation mère-fille une notion de jalousie de la mère pour le bonheur de la fille. Bonheur qu'elle n'a pas eu, n'ayant visiblement jamais connu la jouissance, et c'est donc à travers sa fille que la mère projette sa propre sexualité arrêtée à la mort de son mari. Ceci doit, au moins en partie, expliquer pourquoi cette mère met ainsi en danger sa propre fille. Il faut noter aussi qu'il n'y a pas vraiment de communication entre les deux, les non-dits revêtent alors plus d'importance aux yeux de la mère et de sa fille, et il en ressort une liberté que s'octroi la fille vis à vis de sa mère.

Dans le récit l'écriture de l'auteur se fait plus fluide lorsqu'elle parle de sa mère. C'est dû au fait qu'elle a moins besoin d'aller chercher ses souvenirs car ceux-ci ont disparu. En tant qu'écrivain, Marguerite Duras invente alors, ce qui est plus facile pour elle. D'ailleurs elle le dira elle même : "C’est fini, je ne me souviens plus. C’est pourquoi, j’écris si facilement d’elle, maintenant, si long, si étiré, elle est devenue écriture courante."


Liens entre la narratrice et ses frères

La narratrice a deux frères, qui ont un rôle moins important dans l'histoire que les autres personnages. L'aîné, Pierre, est un homme brutal. Il ne vit que pour jouer, boire et fumer de l’opium. Il traine régulièrement dans les endroits peu recommandables de la ville et n'a que peu de rapports avec Marguerite. Mais dès le début de l'histoire ce frère comprend que seule elle peut rapporter de l'argent à la famille et c'est tout naturellement qu'il va appuyer la relation entre sa sœur et son amant pour en tirer le maximum d'argent, argent qui lui sert essentiellement à rembourser ses dettes.

Le second frère, Paul, plus jeune, est un peu son opposé. Calme, sérieux, Marguerite le voit comme un confident. Malheureusement pour elle, il décède tôt, laissant sa sœur dans le désarroi, sans personne à qui se confier. On peut lire parfois, en fonction des interprétations, que l'amour que porte Marguerite Duras à ce frère est d'ordre incestueux et que la relation qu'elle entretient avec le Chinois n'est qu'un substitutif à celui, plus sérieux, qu'elle voue à ce frère disparu.


Liens entre la narratrice et son amant

Personnage central de l'histoire, l'amant est un riche chinois de 40 ans prêt à se marier, et qui tombe amoureux de cette (trop) jeune française sur un bac qui traverse le Mékong. Dès le début de l'histoire le lecteur sait qu'il a une vrai attirance physique qui débouchera sur une relation passionnée, faite d'épisodes trépidents comme les villes du Sud-Est asiatique le permettent et parfois d'épisodes plus lents, au rythme des campagnes de ces mêmes régions. Qui est cet homme ? Nous l'ignorons, la narratrice ne le nommera que sous le vocable de "l'amant".

Extrait : "Que je vous dise encore, j’ai quinze ans et demi. C’est le passage d’un bac sur le Mékong. Sur le bac, à côté du car, il y a une grande limousine noire avec un chauffeur en livrée de coton blanc. Oui, c’est la grande auto funèbre de mes livres. C’est la Morris Léon-Bollée. Dans la limousine il y a un homme très élégant qui me regarde. Ce n’est pas un Blanc. Il est vêtu à l’européenne, il porte le costume de tussor clair des banquiers de Saïgon. Il me regarde. J’ai déjà l’habitude qu’on me regarde. On regarde les Blanches aux colonies, et les petites filles blanches de douze ans aussi. L’homme élégant est descendu de la limousine, il fume une cigarette anglaise. Il regarde la jeune fille au feutre d’homme et aux chaussures d’or. Il vient vers elle lentement. C’est visible, il est intimidé. Il ne sourit pas tout d’abord. Tout d’abord il lui offre une cigarette. Sa main tremble. Il y a cette différence de race, il n’est pas blanc, il doit la surmonter, c’est pourquoi il tremble …"

Jamais son nom n'est indiqué. Son rôle est de servir l'histoire, il doit avoir une fonction liée à l'attirance de la narratrice, puis à l'éveil de sa sexualité. Il représente aux yeux du lecteur une simple position sociale, mais aussi aux yeux de la narratrice, qui accepte de le suivre dans sa garçonnière. Elle souhaite avoir une relation sexuelle, non pas par désir mais par esprit d'indépendance, par liberté d'action, par volonté de transgression. De son côté l'amant sait que leur relation ne durera pas et qu'elle n'existe que parce qu'il a une situation sociale élevée. La relation a bel et bien lieu et après l'avoir traité comme une femme il la traite comme une enfant, s'occupant d'elle comme le ferait un père de son enfant. Il la nourrit, la couche, la lave, etc. Cette relation ambigüe deviendra catastrophique pour Marguerite lorsqu'elle découvrira qu'elle a des sentiments forts pour lui, sentiments qu'elle a voulu taire. Mais se sera trop tard, l'amoureuse sera prise entre sa recherche de la relation pour l'argent et celle pour l'amour. En prenant conscience de son immaturité au début de la relation elle s'ouvre les portes de la souffrance d'une déconvenue amoureuse.

La tenue de la narratrice est volontairement provocante. Marguerite Duras insiste sur le chapeau et les chaussures à talons hauts, deux accessoires rigoureusement interdits pour les jeunes filles du début du siècle. Ils sont la base de la tenue vestimentaire et c'est aussi ce qui attire le regard du chinois. Mais c'est aussi pour l'auteur une façon de marquer une séparation entre la bienséance, évoqué par l'ensemble des autres personnages occidentaux du livre, et son héroïne, libre au delà de ses propres désirs. Ainsi séparée du reste de la communauté elle peut vivre sa propre vie de la façon qu'elle a choisi, libre, faisant tomber les tabous de la société française en Indochine.


Quelques personnages

Hélène Lagonnelle

Hélène Lagonnelle est une jeune fille du même pensionnat que celui de Marguerite. Elle est la seule personne occidentale, hors sa famille, à qui parler. Elle représente à elle seule la société occidentale d'Indochine, une société faite de bonnes manières et de principes de vie rigides. Le reste de la communauté rejette leur relation d'amitié sous le prétexte que Marguerite est devenu la "petite prostituée blanche du poste de Sadec", termes à la fois précis et flous pour la désigner. Marguerite s'ouvre à Hélène, elle raconte sa relation, elle lui explique tout le bien qu'elle pense de son amant. Elle va même jusqu'à vouloir lui faire découvrir ce qu'elle a elle-même découvert, allant jusqu'à lui jeter son amant dans les bras. Chez Marguerite, prêter son amant à une ami est un acte de partage altruiste, bien loin de la perversité que l'on peut y trouver ailleurs. Malheureusement pour elle Hélène est franchement réticente, elle met fin immédiatement à cette tentative de partage.

La mendiante

Un autre personnage apparaît dans l'Amant, un personnage récurrent dans l'œuvre de Duras : la mendiante. La mendiante est vieille, sale et folle. Son comportement déviant est à mettre en parallèle avec celui de la mère, elles vivent toutes les deux en marge de la société coloniale. Parmi leurs points communs, on peut noter leurs inaptitudes à élever un enfant correctement.


Les messages du livre

Les oppositions

Le message principal de l'Amant est la nécessité de passer un rite de passage pour se transformer. Qui dit rite de passage dit modification de la personnalité, de la perception de l'héroïne. Les obstacles à franchir sont nombreux : Il y a tout d'abord l'opposition de sa famille à la liaison qu'elle entretient avec le chinois, puis celle du père de l'amant avec son fils, le père refusant lui aussi cette relation. Il va jusqu'à organiser le mariage de son fils avec une riche chinoise, faisant fi de la relation que ce dernier a avec sa jeune maîtresse. Puis, il y a une opposition moins personnelle entre les asiatiques et les européens dans l'environnement de l'Indochine du début du XXe siècle. Il s'agit là de deux mondes qui s'opposent, mondes qui ne cherchent pas à se rapprocher. D'ailleurs, les enclaves européennes dans les villes indochinoises sont la preuve du refus des occidentaux de se mêler à la population locale. Cette opposition est là aussi mise en évidence dans le récit, et ça à de nombreuses reprises.

Dans le livre, toutes ses oppositions sont autant d'obstacles que Marguerite doit franchir pour s'accomplir. Elles doit faire face à sa famille, celle de son amant, celle de la société. Le livre peut donc aussi être vu comme une longue initiation face à la vie en général. Et dans ce contexte, Marguerite doit être seule, isolée. C'est justement parce qu'elle est isolée qu'elle se donne des raisons d'agir, et donc de transgresser les oppositions qui ont été exprimées ci-dessus.

L'eau

L'un des éléments principaux du livre, c'est la présence d'eau dans toutes les circonstances du récit. L'eau joue un rôle important, par exemple en tant que rite : Les amants se douchent pour se purifier avant d'avoir un rapport, c'est alors un rite de passage d'un état à l'autre. Dans le même ordre d'idée, la maison du chinois est lavée à chaque fois que son frère la quitte. Il s'agit là aussi d'un rite de passage servant à purifier le lieu, ce lavage a exactement le même rôle que l'exemple précédent. D'un point de vue plus large, l'eau se retrouve aussi dans le contexte général : Les amants se rencontrent sur le bac traversant le Mékong. La mousson éclate également lorsque Marguerite quitte l'Indochine pour la France, et c'est là aussi un passage : La fin de l'aventure et le début de la suite de la vie de l'auteur.

Les mythes

Par ailleurs, le récit est émaillé d'allusions à des mythes célèbres. Le plus évident est bien sûr celui de la Bible, Adam et Eve. Si l'on en croit les écritures, Adam et Eve transgressent l'interdit en croquant le fruit défendu, allusion à des rapports sexuels interdits que l'on retrouvent dans l'Amant. Le fait que de l'argent soit en jeu dans ces rapports poussent le lecteur à faire une analogie directe à la prostitution, également défendue par la Bible. Dans ce cas, Caïn et Abel sont représentés par les deux frères de Marguerite.

On peut aussi trouver un rapport entre le parcours initiatique de l'héroïne et celui d'Ulysse, dans l'Iliade puis l'Odyssée, deux récits d'aventure fort éloignés du livre qui nous intéresse dans la forme mais assez proche dans le fond. En effet, chaque protagoniste de ces deux histoires défie en permanence son environnement dans un but d'accomplissement de soi.


Marguerite Duras et l'Amant

L'auteur et son personnage

Autobiographie ou roman de pure fiction ? Marguerite Duras elle-même répond à cette question dans l'incipit, nous expliquant les raisons de l'écriture de ce livre. Elle souhaitait, 60 ans après les faits, raconter ce qu'elle appelle "la face cachée de sa vie", jamais révélée à ses lecteurs. Toutefois elle précise que les faits ne sont pas parfaitement fidèles à la réalité et en ça elle annonce qu'il ne s'agit pas d'une autobiographie fidèle. Certains éléments du récit sont donc inventés ou restent volontairement peu précis, soit parce qu'elle ne souhaitait pas livrer ces détails, soit plus fréquemment parce que ses souvenirs la trahissaient. Parfois aussi il s'agissait de retranscrire de façon plus proche de la réalité un sentiment, elle a donc dans ce cas travesti la réalité pour pouvoir mieux exprimer ses sentiments. Il s'agit probablement pour elle de trouver dans l'imaginaire la réalité de la vie de cette jeune fille qu'elle était. Mais ça ne concerne que des détails, le récit principal est authentique.

Extrait : "Dans les histoires de mes livres qui se rapportent à mon enfance, je ne sais plus tout à coup ce que j'ai évité de dire, ce que j'ai dit, je crois avoir dit l'amour que l'on portait à notre mère mais je ne sais pas si j'ai dit la haine qu'on lui portait aussi et l'amour qu'on se portait les uns aux autres, et la haine aussi, terrible, dans cette histoire commune de ruine et de mort qui était celle de cette famille dans tous les cas, dans celui de l'amour comme dans celui de la haine et qui échappe encore à tout mon entendement, qui m'est encore inaccessible, cachée au plus profond de ma chair, aveugle comme un nouveau-né au premier jour. Elle est le lieu au seuil de quoi le silence commence."

Le livre est rarement écrit à la première personne. Rarement, ça signifie que le "je" est utilisé pour marquer la parole de l'écrivain, à 70 ans passés. Le reste du texte est rédigé à la troisième personne, comme si il y avait une distance naturelle que les années ont mis entre la jeune fille du livre et l'écrivain. Les deux styles sont imbriqués volontairement, pour rapprocher le lecteur de la réalité, et l'auteur passe de l'un à l'autre à des moments où le lecteur s'y attend le moins. Ca marque la volonté de mettre en avant certains points qu'elle juge importants et qui sont les thèmes récurrents de toute son œuvre (Mort / Amour / Désespoir). Marguerite Duras utilise également des mots de substitution, des paraphrases, pour désigner les personnages du livre : Ca entraine un certain flou volontaire là aussi, à rapprocher du flou de sa mémoire lors de la rédaction du récit.

Dans L’Amant, "la mémoire est principalement liée au désir d’une manière inextricable." (Michael Scheningham) Le récit des situations réelles peut être vu comme une photographie, une image inamovible, image servant de référence au début de la lecture. Les éléments de récit apparaissant au fil du livre viennent troubler la netteté de l'image et la transforme. C'est, inconsciemment, le désir de l'écrivain de travestir la réalité pour faire prendre à ses souvenirs le chemin désiré. D'où ce lien entre mémoire et désir.

Extrait : "L'histoire de ma vie n'existe pas. ça n'existe pas. Il n'y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l'on fait croire qu'il y avait quelqu'un, ce n'est pas vrai il n'y avait personne."

Le désir d'écrire de l'auteur

Il y a un élément important de la vie de Marguerite Duras dans ce livre, et il ne s'agit pas de son ouverture précoce à la sexualité. Durant toute l'histoire on suit la narratrice, projetée "future mathématicienne" mais rêvant de devenir écrivain. L'Amant raconte les prémices de la vie professionnelle de l'auteur. On lit son désir d'écrire, de décrire. On y lit aussi qu'il s'agit pour elle bien plus qu'une simple envie, c'est un besoin. Mais pour pouvoir le faire, il faut qu'elle se sépare de sa famille, de son environnement. Autant son environnement ne sera modifié que plus tard, autant la séparation d'avec sa famille se fait à la fin du livre, à un moment où elle se retrouve à regarder sa mère comme une étrangère. A partir de là le regard de la narratrice prend de la distance avec la famille et c'est celui de l'auteur qui prend le dessus. Le reste du livre est écrit non plus en tant que fille racontant son histoire mais en tant qu'écrivain racontant ses souvenirs. Ceci nous permet de nos jours de lire ce portrait familial avec le recul nécessaire qu'a pris l'auteur

Extrait : "Je n'ai jamais écrit, croyant le faire, je n'ai jamais aimé, croyant aimer, je n'ai jamais rien fait qu'attendre devant la porte fermée."

Le style d'écriture

Le "style Duras" est parfaitement reconnaissable, il se compose le plus souvent d'un texte clair parsemé de nombreuses paraphrases rendant la lecture énigmatique. Dans "l'Amant", le texte est également très segmenté en de nombreux paragraphes. C'est à rapprocher des souvenirs de l'auteur, également fragmentaires. Marguerite Duras et Bernard Pivot à "Apostrophe"  Il y a donc une logique dans laquelle plonge naturellement le lecteur, sans forcément en prendre conscience. Cette éparpillement des phrases est aussi symptomatique des disfonctionnements dans la relation que devrait avoir les personnages : Aux errements d'une recherche du plaisir, fut-il purement vénal, répond la déstructuration des phrases du style de l'auteur. On peut alors se demander pourquoi le texte semble si réel ? La réponse est là aussi dans le "style Duras", fait de phrases certes lacunaires, mais dont la signification est évocatrice, surtout lorsqu'elle décrit le paysage asiatique.

En définitive, le "Style Duras", c'est la capacité à mettre en relation la pudeur et et l'impudeur avec beaucoup de sensibilité. Et c'est d'une redoutable efficacité. Voici à titre d'exemple, d'une part les premières phrases du livre, d'autre part un extrait typique lors d'une relation entre les deux personnages principaux.

Extrait : "Un jour, j'étais âgée déjà, dans le hall d'un lieu public, un homme est venu vers moi. Il s'est fait connaître et il m'a dit : "Je vous connais depuis toujours. Tout le monde dit que vous étiez belle lorsque vous étiez jeune, je suis venu vous dire que pour moi je vous trouve plus belle maintenant que lorsque vous étiez jeune, j'aime moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté."
Extrait : "Et d'un seul coup c’est elle qui le supplie, elle ne dit pas de quoi, et lui, lui crie de se taire, il crie qu'il ne veut plus d’elle, qu’il ne veut plus jouir d'elle, et les voici de nouveau pris entre eux, verrouillés entre eux dans l’épouvante, et voici que cette épouvante se défait encore, qu'ils lui cèdent encore, dans les larmes, le désespoir, le bonheur."

Après la sortie du livre

Accueil par la presse

L'engouement du public pour l'Amant a été immédiat. La presse, elle, a été tout aussi admirative de ce récit, à l'exception notable de Mr Rinaldi, de "L’express", pour qui Marguerite Duras est "Emphatique dans le laconisme, sentimentale dans la sècheresse, précieuse dans le rien". Il en profite pour ajouter "Mme Duras est une romancière à qui les livres de ses débuts, outre deux pièces dont les spectateurs restés après l'entracte célèbrent encore la gravité, assureront une place au premier rang des écrivains mineurs de sa génération."

Marguerite Duras et Bernard Pivot à Apostrophe

En 1984 l'écrivaine est passé à "Apostrophes", l'émission de Bernard Pivot. Ce fut un grand moment de télévision qui a montré aux téléspectateurs une Marguerite Duras tour à tour joyeuse, superficielle, émotive, grave, sérieuse. La discussion a tourné autour de son alcoolisme, bien connu de tous, de sa nécessité d'écrire, de son adolescence, et de ses rapports avec sa famille, tout autant de thèmes abordés dans l'Amant. Cette émission a eu un tel succès qu'un film en a été tiré, de Jean-Luc Leridon, "Spécial 'Apostrophes' : Marguerite Duras". Ce film date de 1984. Cette même année elle reçoit le prix Goncourt. A partir de ce moment, elle devient incontournable dans le paysage littéraire français. Elle devient célèbre, est invitée dans de nombreuses émissions. c'est grace à ce roman que Marguerite Duras a connu une seconde vie professionnelle, en tant qu'écrivaine reconnue, et elle gardera ce statut jusqu'à sa mort.


L'Amant au cinéma

Marguerite Duras est écrivaine, mais pas seulement. Elle a également travaillé dans le cinéma, et c'est pour cette raison qu'elle tenta de réaliser l'adaptation de son livre, en 1987. Elle avait même déjà fait un scénario partiel. Mais elle ne put faire aboutir son projet, car elle était malade et dû entrer à l'hôpital (elle arrivait à la fin de sa vie). Le producteur Claude Berri décida alors de faire faire ce film par Jean-Jacques Annaud, qui restait sur trois succès cinématographiques successifs : "La guerre du feu", "le nom de la Rose" et "l'Ours". Il se lança dans cette adaptation en prenant conseil auprès de la romancière, mais ils ne parvinrent pas à s'entendre. Jean-Jacques Annaud finit par choisir ses acteurs seuls, en sélectionnant Jane March et Tony Leung pour les deux rôles principaux en 1992.

Le film fut un succès, mais la critique ne fut pas bonne, particulièrement en France.


Interview au Nouvel Observateur

Au moment de la sortie de l'Amant, Marguerite Duras a accordé une longue interview au Nouvelle Observateur, où elle a évoqué la composition de son livre et commenté son contenu très personnel.


LE NOUVEL OBSERVATEUR

A l'origine de l'Amant, il y avait une image, une photographie...


MARGUERITE DURAS

Oui. Le texte de l'Amant s'est d'abord appelé "l'Image absolue". Il devait courir tout au long d'un album de photographies de mes films et de moi. Cette image, cette photographie absolue non photographiée et entrée dans le livre.

Elle aurait eu trait à la traversée d'un fleuve sur un bac. Cette image centrale - de même que ce bac qui, sans doute, n'existe plus, de même que ce paysage, ce pays aussi, détruis -, que personne d'autre que moi ne connaît, ne peut mourir que de moi, de ma mort. Mais elle aura été et restera signalée, son existence, sa permanence, "rétinienne" auront été posées là, dans ce livre-là.

Dans cet album, j'aurais parlé d'une autre photographie qui aurait pu passer - pour les autres gens - pour l'image absolue. C'est celle de ma mère et de ses trois enfants rassemblés un après-midi à Hanoï. Le livre ne part pas de cette photographie-là effective, mais il y revient chaque fois qu'il parle de la mère et de son désespoir, ce désespoir si pur dont elle était douée - je cite le livre.

Dans "Le barrage", je lui rendais un hommage qu'elle n'a pas vu, qu'elle n'a pas lu. Pour elle, dans le livre j'accusais sa défaite, je la dénonçais. Qu'elle n'ai pas compris cela reste une des tristesses de ma vie. Ici, c'est différent. Il fallait mentir. Mon amant était chinois. Le dire, même dans un livre, ce n'était pas possible du vivant de ma mère. Un chinois - amant de son enfant - même remarquablement riche, c'était l'équivalent d'une déchéance peut-être encore plus grave que celle de la ruine des barrages parce qu'elle atteignait ce qu'elle vivait comme étant un don du ciel, sa race, ici, blanche.


LE NOUVEL OBSERVATEUR

Dans l'Amant, vous écrivez : "L'histoire de ma vie n'existe pas. Ca n'existe pas. Il n'y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l'on fait croire qu'il y avait quelqu'un, ce n'est pas vrai, il n'y avait personne."


MARGUERITE DURAS

On croit que la vie se déroule comme une route entre deux bornes, début et fin. Comme un livre qu'on en ferait. Que la vie, c'est la chronologie. C'est faux. Tandis que l'on est à vivre un évènement, on l'ignore. C'est par la mémoire, ensuite, qu'on croit savoir ce qu'il y a eu. Alors que ce qui en reste de visible est superflu, l'apparence. Le reste de l'évènement est gardé farouchement, biologiquement, hors de portée. Quand on approche de la mort, c'est très frappant, vous verrez, je l'espère. Il y a des points éclairés, isolés, ou bien des passages clairs vers des régions sombres, inextricables. On se voit aller vers, mais on ne sait plus vers quoi. Peut-être est-ce lorsque ces instants vécus l'on été pleinement qu'ils laissent le moins à revoir, à penser. L'histoire de votre vie, de ma vie, elle n'existe pas, ou bien il s'agit de lexicologie. Le roman de ma vie, de nos vies, oui, mais pas l'histoire. C'est dans la reprise des temps par l'imaginaire que le souffle est rendu à la vie. C'est quand Leroy-Gourhan atteint la recherche personnelle à travers la recherche formelle des historiens qui l'ont précédé qu'il est le plus convaicant. Il se met à la place des hommes de Lascaux et se demande ce qu'il aurait fait lui, devant la rivière. Traverser, lui, il aurait traversé la rivière - il aurait cherché les passages à gué et il aurait traversé la rivière. Et aux gués de la Vézère, il cherche. Et il trouve les premières maisons des premiers âges.


LE NOUVEL OBSERVATEUR

Après la lecture du livre, on se trouve dans l'impossibilité de le qualifier. Ce n'est pas un roman ni une autobiographie, ni même un récit au sens classique du terme. Comment a-t-il été écrit ?


MARGUERITE DURAS

Je l'ai écrit mesure par mesure, temps par temps, sans jamais essayer de trouver une correspondance plus ou moins profonde entre eux, les temps. J'ai laissé opérer cette correspondance à mon insu. Je l'ai laissé se faire. L'épreuve d'écrire, c'est de rejoindre chaque jour le livre qui est en train de se faire et de s'accorder une nouvelle fois à lui, de se mettre à sa disposition. S'accorder à lui, au livre.

Il n'y a de composition que musicale. Dans tous les cas, c'est ce rajustement au livre qui est d'ordre musical. Si on ne fait pas cela, on peut toujours faire les autres livres, ceux dont le sujet n'est pas l'écriture. Mais c'est des choses autres que des livres, c'est d'autre gens, une autre consommation, une autre morale, une autre société, sans liens, sans descendance ni fraternité, subie par ses sujets dans un isolement historique, fatal, et qui a déjà été vécu ailleurs, dans des instances de l'histoire de la pensée ou dans celles du pouvoir. Mais ce n'est pas l'écriture, la liberté.


LE NOUVEL OBSERVATEUR

Devant le livre à faire, y a-t-il un élément précis qui déclenche le processus d'écriture ?


MARGUERITE DURAS

Je crois que ça part des mots. Peut-être. Je les vois, je les place, et la phrase vient après, elle s'accroche à eux, elle les entoure, elle se fait comme elle peut. Les mots, ils ne bougent pas, ils ne bronchent pas. Il y a les mots de la phrases. Et il y a les mots du livre. Le mot "Désert" scande le livre tout entier. Le mot "Amant" aussi. Les mots "blanc", "blanche" aussi, le blanc des maisons de poste de brousse, le blanc des murs dans l'ombre du fleuve, des maisons de Blancs, et celui, éclatant, de la peau de l'enfant, de la jeune fille blanche. La Chine aussi envahit le livre. Un ami me dit : Ce n'est pas du Chinois dont tu parles, c'est de la Chine. C'est vrai que la Chine vient jusqu'à capter Hélène Lagonelle, son corps, qui à son tour envahit le livre. C'est à le relire que je m'en aperçois. Il y a une métonymie constante, incessante, dans l'Amant.

J'ai su plus tard que ce n'était pas moi maintenant qui avais alimenté le livre ni trouvé l'ordre de son déroulement, c'était en moi. Quelqu'un que je croyais ne plus connaitre et que j'avais laissé faire. Pour tout vous dire, je crois qu'il n'y a pas de grand roman ni de roman "véritable" en dehors de soi. C'est moi l'histoire.


LE NOUVEL OBSERVATEUR

Le type de narration que vous employez dans l'Amant fait écho sur le lecteur en suscitant son imaginaire, au lieu de l'enfermer dans la structure du récit traditionnel.


MARGUERITE DURAS

Je crois que c'est que la part singulière de soi, ici, est toujours la plus partagée. Ici, la nostalgie est partie, la plainte aussi. Les images sont toutes retirées de l'oubli. Tout est passé. La politique aussi est passée, et dans le monde et dans cette zone désenchantée de la terre. J'ai émigré en France. Mais les voyages que je préfère, c'est là, en France, les plaines du Nord, la Loire. Je n'ai jamais éprouvé le besoin de revoir l'Indochine. Mais la France que je n'ai pas connue à l'âge où je ne savais pas regarder les choses, j'ai toujours envie de la voir.


LE NOUVEL OBSERVATEUR

Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par "écriture courante" ?


MARGUERITE DURAS

Quand on passe de la malfaisance de mon frère à la description du ciel équatorial, de la profondeur du mal à la profondeur du bleu, de la fomentation du mal à celle de l'infini, c'est ça. Et cela sans qu'on le remarque, sans qu'on le voie. L'écriture courante, c'est ça, celle qui ne montre pas, qui court sur la crête des mots, celle qui n'inisiste pas, qui a à peine le temps d'exister. Qui jamais ne "coupe" le lecteur, ne prend sa place. Pas de version proposée. Pas d'explication.

Dans l'écriture de l'Amant, il y a aussi des traces de parler populaire. On va au photographe quand on y va une fois ou deux dans son existence. Quand on y va plus souvent, on va chez le photographe.


LE NOUVEL OBSERVATEUR

A Ving-Long, la mère veuve, seule avec ses trois enfants. Quel genre de famille étiez-vous ?


MARGUERITE DURAS

Notre famille était comme toute les familles, mais ouvertement. Abruptement. On était ce qu'on paraissait être. On ne prenait aucune précaution pour paraître autres, c'est notre noblesse, cette sauvagerie. Pour le reste, notre éducation n'avait aucun rapport avec une éducation françaiseou même européenne. Quand la forêt équatoriale est face à votre chambre d'enfant, on lit différemment Baudelaire à vingt ans.

Il y a toujours dans la relation familiale une dimension haïssable. Nous, elle était à découvert. Elle se présente comme une loi de l'espèce. Dans une famille, lorsque les relations sont bonnes, amicales, charmantes, c'est que la nature a été contournée. La vocation directe, native, de la famille est une vocation animale, effrayante. On n'est pas destiné à vivre ensemble. La famille, c'est un passage en commun par la nourriture commune, l'élevage. La vie est remise à "plus tard", "tu verras plus tard", c'est ce que disent les parents. C'est après qu'on vivra, quand on se sera séparé. Vivre, c'est oublier la loi.


LE NOUVEL OBSERVATEUR

Vous parlez de la malfaisance de votre frère aîné. Vous le présentez au lecteur tel que l'assassin de "le nuit du chasseur". Pouvez-vous expliquer pourquoi ?


MARGUERITE DURAS

Oui. Il n'éprouvait jamais aucun remords. Il n'avait jamais aucun scrupule. Il n'avait sans doute aucun imaginaire concernant la situation de l'autre après ses méfaits. J'appelle ça : la malfaisance. Il régnait sur la famille, il faisait peur. Je ne peux pas m'empêcher de le comparer tout le temps au père de "la nuit du chasseur", à ce personnage indécis, entre le criminel et le père.


LE NOUVEL OBSERVATEUR

Il y avait une dimension incestueuse dans son rapport avec vous ?


MARGUERITE DURAS

J'ai longtemps cru que non, quant à moi. Mais du fait que je décelais la sienne, c'est qu'il y en avait une en moi aussi. Je ne veux pas danser avec lui parce que je ne veux pas me rapprocher de son corps. Ca me fait horreur parce que ça me trouble. C'est mon frère qui m'a fait croire à la malfaisance native de l'homme.


LE NOUVEL OBSERVATEUR

Des trois enfants, c'est toujours vers lui qu'allait la préférence absolue de votre mère ?


MARGUERITE DURAS

Oui. Absolument.Elle devait savoir pourquoi était comme ça. Elle devait savoir qu'elle lui avait adjoint un frère et une soeur et qu'il ne s'en était jamais remis. Elle devait se croire tenue de le protéger à cause de cet enfer qu'elle lui avait fait. Elle, pour lui, c'était la religion. C'était Dieu.

Quand mon père est mort, elle m'a dit que la préférence de mon père était toujours allée au petit frère, qu'"il n'aimait pas son aîné". Le père est mort. Mais il restait les deux autres enfants. Il ne s'en est jamais remis.


LE NOUVEL OBSERVATEUR

Vous écrivez ceci : "J'avais à quinze ans le visage de la jouissance et je ne connaissais pas la jouissance. Ce visage se voyait très fort."


MARGUERITE DURAS

Oui, je ne la connaissais pas encore mais je suis prête pour cela. Puisque j'ai déjà le chapeau d'homme couleur bois-de-rose au loarge ruban noir, les souliers strassés et la ceinture de cuir qui déforme les robes de ma mère jusqu'à les faire miennes. C'est à ma mère que j'ai soutiré cet achat, un jour de désespoir.

Au moment où la photo aurait pu être prise, personne ne savait l'importance de ce passage du bac. Ca a été le déclenchement de la vie. C'est après, pour la première fois, que j'ai menti à ma mère, sur cet amour-là, c'est à dire sur mon propre désir.

Il y a une chose que je n'ai jamais dite. C'est quand, pour la première fois, j'ai vu la beauté que pouvait avoir une femme, ou encore : la beauté dont un corps et un visage de femme pouvait se charger. C'était en 1926. Ca s'est passé à Saïgon, à l'angle du boulevard Charner et de la rue Catinat. J'étais boulevard Charner. Une femme est arrivée dans l'autre sens, elle tournait rue Catinat. Ca a duré quelques secondes.

Elle avait une robe noire, très fluide, très légère, comme en soie satinée. La jupe arrivait au genou, retenue aux hanches. Les corps était très élevé, athlétique, très mince. Les cheveux noirs étaient lisses, coupés à la garçonne. La robe et le corps étaient indissociables, un seul objet confondu, porté par la marche d'une élégance bouleversante, nouvelle. Le haut de la jupe était du même satin que la robe, mais faite de carrés alternés d'un grège terne, ingrat, et noir. La robe était très décolletée, sans manches. La femme portait des hauts talons. Elle n'avait aucun bijou. Elle était d'une beauté inoubliable. J'avais le sentiment d'avoir été brûlée par son passage. Je suis restée interdite.

Maintenant je sais que cette silhouette maigre et haute, c'était encore Anne-Marie Stretter. Et c'est donc déjà Betty Fernandez et Marie Claude Carpenter.


LE NOUVELLE OBSERVATEUR

Y a-t-il autre chose dont vous vouliez parler ?


MARGUERITE DURAS

Je voulais commencer par là. Quand on fait paraître un livre, c'est une période toujours difficile. Même quand la critique est bonne, cette période est mal vécue. Un peu comme un deuil. Elle met le livre dans une situation de coupable. Et l'auteur dans la situation de devoir le défendre. D'en parler me fait aussi peur que lorsque j'avais à traverser une pièce vide après cette cure anti-alcool. Justifier qu'on écrit des livre un peu comme si c'était mal, c'est ça qui est intolérable. Je n'ai rien à justifier, on l'oublie toujours, moi comme les autres, rien.


Propos receuillis par Hervé Le Masson


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